La gentrification rurale

Source : Greta Tommasi, « Les espaces ruraux et piériurbains en France : populations, activités, mobilités », Géoconfluences, 27 avril 2018.

« Les espaces ruraux et piériurbains en France : populations, activités, mobilités »

Greta Tommasi, Géoconfluences, avril 2018, disponible ici.

 

Greta Tommasi est maître de conférences en géographie à l’Université de Limoges.

 

Le regard porté sur les espaces ruraux français de la part de géographes et sociologues a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Les relations avec la ville, les modes de vie, la périurbanisation, ont fait que les espaces ruraux, longtemps considérés essentiellement comme agricoles et peu dynamiques, sont progressivement devenus des espaces attractifs et porteurs de nouvelles dynamiques. Si un premier tournant de ce changement peut être identifié dans les années 1970 avec les installations de néo-ruraux dans certaines campagnes du Sud de la France, c’est à partir des années 1990 que les données des recensements et les enquêtes de terrain montrent un renouveau, à la fois démographique, social et économique. […] Même si tous les territoires ne sont pas concernés de la même manière, c’est bien l’installation de nouveaux habitants qui permet une reprise démographique, et qui souvent donne l’impulsion à des initiatives socio-économiques. Les nouveaux habitants sont ainsi devenus des acteurs importants des espaces ruraux et leur rôle est généralement décrit de manière positive, malgré quelques tensions locales liées à l’accueil ou aux conflits d’usage.

[…] en Angleterre, le processus de renouveau a été plus précoce et, du fait d’une densité de population plus importante, la pression démographique et immobilière sur les espaces de faible densité a été plus forte. De plus, en France, les migrations vers les espaces ruraux concernent des profils de populations très divers : de jeunes néo-ruraux à la recherche d’une alternative au mode de vie dominant, des retraités à la recherche d’un cadre de vie calme, des étrangers nord-européens, ou encore des populations plus fragiles cherchant un refuge (Cognard, 2010). Ces profils de populations ont été observés notamment à partir des années 1990, mettant en évidence leurs apports à la vie socio-économique, qui ont été d’autant plus importants dans des territoires plus isolés et à la marge des dynamiques économiques dominantes. Pour les nombreux bourgs et villages qui avaient perdu une partie importante de leur population au cours du XXe siècle, les impacts positifs de ces nouvelles arrivées ne font pas de doute et ont été soulignés dans le cadre des recherches ainsi que par les acteurs territoriaux, comme en témoignent les politiques d’accueil développées dans de nombreuses collectivités locales.

Pourtant, une des facettes de ce renouveau est justement la gentrification. Ce processus ne concerne pas l’ensemble des espaces ruraux français : même s’il paraît difficile de dresser une typologie des espaces ruraux gentrifiés ou « gentrifiables », de manière générale il s’agit de territoires riches en aménités environnementales, qui sont souvent protégés ou valorisés (périmètres de protection, patrimonialisation, mise en tourisme). De plus, il présente des intensités et des formes différentes selon les territoires : campagnes périurbaines, moyenne montagne, rural isolé ne présentent pas les mêmes évolutions et, comme l’a souligné Pierre Pistre (2012), qui a proposé une approche de la gentrification rurale à l’échelle nationale, elle cohabite souvent avec des dynamiques sociales et de logements hétérogènes. Cela tient au caractère diffus du processus, qui se manifeste souvent à des échelles très fines […] Ainsi, Stéphanie Raymond (2003) a questionné les impacts de l’arrivée de citadins et d’étrangers dans le pays de Grésigne et le pays des Gorges de l’Aveyron dans le Tarn ; Marc Perrenoud (2012) s’est penché sur les artisans d’art et les maçons dans les Corbières et, en Limousin, Frédéric Richard et al. (2014b) analysent les impacts sociaux et environnementaux dans la Montagne limousine. Dans ces différentes études, le positionnement distinctif des nouvelles populations sur le plan culturel et politique, comme les modes de vie et de consommation (habitats écologiques, consommation de produits locaux…), les nouvelles initiatives dont ils sont souvent à l’origine (associations, projets culturels…), montrent l’émergence de groupes sociaux qui progressivement imposent leurs codes et leurs valeurs. Les formes de domination et de rapports de force qui sont décrites ne relèvent pas toujours du capital économique : c’est souvent le capital culturel et/ou social des nouveaux habitants qui leur permet d’assoir leur position au sein du territoire. […]  L’empreinte des gentrifieurs sur l’environnement est visible à plusieurs échelles : à l’échelle domestique d’abord, à travers la rénovation des maisons, l’entretien des jardins ou des aménagements qui contribuent à l’esthétisation de cet espace. […]  Les transformations environnementales sont ensuite visibles à l’échelle des bourgs ou des villages : en témoignent les nouveaux types de commerces et services, soulignés par leurs devantures répondant à une esthétique renouvelée. Parfois, des activités en particulier révèlent ces changements, comme la présence d’ateliers d’artistes ou des galeries d’art. L’essor des ventes de produits alimentaires en circuits courts de proximité peut également être une manifestation du processus de gentrification, comme cela a été souligné dans le Limousin (Richard et al.2014a).

[…] Les transformations sociales des espaces ruraux en faveur des classes sociales plus aisées sont parfois vues de manière positive, tout comme dans les espaces urbains. Les politiques d’accueil de nouveaux habitants reconnaissent justement ces apports. Néanmoins, ce regard ne doit pas faire oublier que la gentrification est un processus inégalitaire qui crée ou alimente des rapports de force sur les territoires, allant jusqu’à l’exclusion de certains groupes sociaux. L’installation de cadres, professions intellectuelles supérieures, ou de professions intermédiaires, peut produire un « tri social », qui conduit progressivement à l’affirmation de ces groupes sociaux au sein d’un territoire. En conséquence, les espaces ruraux gentrifiés peuvent présenter des dynamiques d’entre-soi et devenir des territoires d’exclusion pour des populations moins aisées. Cette exclusion peut prendre la forme d’une inaccessibilité au logement, résultant de la hausse des prix immobiliers, donc de la carence de logements abordables. […]

La gentrification rurale est un processus aux multiples facettes, qui se manifeste avec des intensités, des rythmes, des acteurs différents selon les espaces concernés. Il s’agit d’un outil permettant d’appréhender l’essor des inégalités socio-environnementales et les dynamiques d’appropriation matérielle et symbolique de la part de groupes sociaux favorisés, dans des espaces souvent considérés comme peu concernés par ces problématiques.

 

Questions

1. Qu’est-ce que le processus de gentrification ? Quels espaces ont d’abord été concernés par ce processus ?

2. Dans les campagnes françaises, quelles sont les traces environnementales du processus de gentrification ?

3. Dans les campagnes françaises, quelles sont les conséquences sociales du processus de gentrification ?

4. Quels types de tensions peuvent naitre dans les espaces ruraux concernés par le processus de gentrification ?